Les ours bruns des Abruzzes sous l'oeil du GPSLes scientifiques tentent de convaincre le gouvernement italien d'élargir la zone de protection destinée à l'ours marsicain, menacé d'extinction.
Après une heure d'affût, la voilà qui nous apparaît enfin dans la pénombre du petit matin, emplissant nos jumelles des reflets argentés de son pelage. Avec ses deux oursons, Gemma est l'un des 60 ours bruns marsicains (« Ursus arctos marsicanus ») du parc national des Abruzzes, le massif le plus élevé des Apennins (2.912 mètres), où fut créé en 1923 l'un des tout premiers espaces protégés de la faune sauvage en Europe.
Comme 5 autres de ses congénères, cette femelle porte au cou un émetteur GPS. Une première qui doit aider les scientifiques du parc à sauver cette espèce endémique en sursis. « Les prélèvements de fourrure nous ont permis d'identifier 53 génotypes, dont une trentaine sont des femelles, explique Aldo Di Benedetto, le directeur du parc. C'est insuffisant. Il faudrait au moins 150 individus pour garantir l'espèce. »
Grâce au satellite, son équipe connaît déjà mieux les habitudes de l'ours, ses exigences territoriales et ses comportements reproducteurs, espèrant ainsi optimiser le développement de l'espèce. « Le suivi GPS a bouleversé la connaissance théorique que nous avions de l'animal », explique le vétérinaire du parc. En suivant Claudio, un mâle solitaire de 200 kilos sur l'écran de son ordinateur, il a constaté que l'espace vital de l'ours, qu'on croyait restreint, était parfois supérieur à 15.000 hectares. « Sous sa démarche tranquille, notre ours est capable de parcourir plusieurs centaines de kilomètres par semaine. C'est trois fois plus que nous ne l'avions imaginé. »
Le monitoring fournit aux hommes de Di Benedetto de précieuses indications sur le régime alimentaire de l'ours. « Quand il se fixe sur un territoire, c'est qu'il y a trouvé une zone de nourrissage abondante. Il nous suffit d'y aller pour étudier son assiette. » Baies de nerprun énergétiques, baies de sureau, fruits d'arbrisseau, mais également cerfs, biches, chevreuils et chamois réintroduits avec succès dans les années 1970, constituent son menu. Plus rarement, l'ours prélève aussi quelques poules et du miel dans les fermes de la région, comme à Bisegna, où sa gourmandise a conduit ses défenseurs à créer une association qui règle l'addition de ses repas aux paysans...
L'ours marsicain, plus léger et plus docile que son cousin européen, chassé en Slovénie, intéresse les scientifiques qui lui ont trouvé des similitudes génétiques troublantes avec l'ours des cavernes, disparu au quaternaire. Existe-t-il un lien de parenté entre les deux espèces ? Peut-on comparer leurs modes de vie ? Ces questions enthousiasment les paléontologues, mais aussi les spécialistes de la faune sauvage, qui y voient l'occasion d'affiner la stratégie de leurs programmes de conservation. « Nous recevons des équipes scientifiques du monde entier, explique Di Benedetto. Elles viennent voir cet écosystème des Abruzzes qui a gardé son équilibre originel. C'est un monde qui vit en autarcie avec, en haut de la chaîne alimentaire, plusieurs espèces de grands prédateurs qui cohabitent malgré la présence de l'homme. » Il en est ainsi du loup : 7 meutes reproductrices de 5 à 12 individus vivent et se reproduisent dans le parc. L'espèce diffuse à partir de là dans les Apennins, où on a recensé 300 individus, puis vers le Mercantour, les Alpes, et même les Vosges.
Aldo Di Benedetto aimerait réserver le même sort à l'ours. « Compte tenu de ses besoins territoriaux, la surface du parc est insuffisante pour accueillir une population numériquement reproductive et vitale. Il faut élargir sa zone de distribution. » Dans ses limites actuelles (50.000 hectares pour la zone centrale), le parc ne peut abriter que 80 ours, soit moitié moins que le nombre nécessaire pour garantir l'espèce. Les scientifiques proposent d'étendre le périmètre de protection : d'une part, en classant la zone périphérique (80.000 hectares) en réserve naturelle ; d'autre part, en aménageant des corridors de circulation protégés reliant les Abruzzes aux parcs voisins de Gran Sasso (160.000 hectares) et de Majella (75.000 hectares).
Les bergers approuventMais les oppositions sont nombreuses, du côté des populations comme des politiques. « Les pressions viennent de toute part », se plaint Di Benedetto. Entre 1963 et 1969, une carence dans la direction du parc avait permis aux promoteurs de rafler 3.000 hectares au territoire de l'ours. Cette fois, c'est un projet touristique jugé vital par la région, qui a débloqué 38 millions d'euros pour la réalisation d'une liaison téléphérique entre deux stations situées dans la zone périphérique, qui hypothèque les chances du programme d'extension de l'espace protégé. Le parc a obtenu un gel du projet grâce au programme européen Natura 2000, qui empêche le développement des activités sur des habitats d'espèces en danger. Mais jusqu'à quand ?
« Le combat s'annonce mal », reconnaît Di Benedetto. Aussi arme-t-il son discours d'arguments économiques pour convertir à la cause de l'ours le gouvernement et les trois régions concernées par son projet. « Intacte, la nature est une rareté économique. Le bassin versant des Abruzzes constitue une réserve en eau de 1.150 millions de mètres cubes par an pour l'irrigation et l'alimentation urbaine, soit l'équivalent de 32 millions d'euros. Ses immenses forêts de hêtres sont capables d'absorber 12 millions de tonnes de CO2 par an, qu'on peut valoriser 50 millions d'euros. »
Argument supplémentaire : l'adhésion presque unanime des bergers, héritage d'une mythologie qui place la louve à l'origine de la civilisation romaine. Patricio garde un troupeau de 600 bêtes pendant l'été. Et depuis quarante ans qu'il exerce, il croise fréquemment le loup, l'ours et le lynx, qui prélèvent quelques brebis dans son troupeau. « C'est mon impôt pour avoir le droit de pâturer dans cette nature sauvage. J'y laisse mes bêtes en liberté, pour qu'elles aient une chance de s'échapper. Les chiens défendent ce qu'ils peuvent, et le gouvernement me rembourse les pertes. » De juin à octobre, plusieurs milliers d'ovins transhument dans les montagnes des Abruzzes. Les autorités veillent à l'équilibre.
Les cultivateurs sont aussi mis à contribution. Depuis 2000, ils ont planté 3.500 arbustes à baies et arbres fruitiers pour servir de garde-manger à l'ours... « C'est le futur de l'espèce qui pousse », se réjouit Di Benedetto. A raison de 2 ou 3 oursons par portée, l'espèce serait sauvée dans trente ans.
PAUL MOLGA